En effet la grande Sonate pour piano (1921-24) est une nouvelle étape et sans doute un chef-d'uvre. Le langage quitte progressivement la syntaxe tonale traditionnelle et abandonne les " signatures " tonales en tête de la partition, bien que l'harmonie - très raffinée - ne soit pas tellement plus audacieuse que celle de la Sonate op.1 de Berg de 1908, restée elle en apparence dans les limites officielles de la tonalité de si mineur, et c'est dans la même tonalité d'ailleurs que s'achève celle de Bridge. Il approfondit ici les constructions de quartes et quintes et bien sûr aussi les accords de septièmes et de neuvièmes tout comme une écriture très contrapuntique tout autant que dramaturgique (reprenant la construction en arche qu'il affectionne tout particulièrement). Mais si Bridge revendique avec cette uvre un pas décisif vers la modernité, le contenu émotionnel de cette partition (un tombeau pour un ami musicien tué à la guerre, et un cri de révolte), au-delà d'une apparence expressionniste, reste très proche d'un post-romantisme qui est aussi celui de la Sonate de Berg, cette dernière étant autant un crépuscule que l'aurore aperçue par certains (pour reprendre la métaphore de Debussy à propos de Wagner). Et c'est là que va commencer pour Bridge un malentendu lamentable avec ses contemporains, particulièrement britanniques. La plupart de ces derniers - très conservateurs - réagirent très mal à l'évolution de celui qu'ils considéraient comme leur représentant naturel tandis que les rares avant-gardistes comme Sorabji réagirent avec méfiance et sarcasmes. Il aurait donc fallu que son uvre puisse atteindre le continent mais ce ne fut pas chose facile. Grâce à sa mécène Elizabeth Sprague Coolidge (également commanditaire d'uvres de Schoenberg et Hindemith parmi beaucoup d'autres), il parvint à un certain succès aux U.S.A. Il reste néanmoins toujours boudé par de nombreux Britanniques, et certaines de ses uvres importantes restent actuellement difficiles d'accès même au disque, ce qui est assez incroyable. C'est pourquoi il faut au moins saluer la remarquable intégrale des partitions pour orchestre réalisée il y a quelques années par Chandos sous la direction du regretté Richard Hickox. Le chef-d'uvre suivant est sans conteste Oration (1930) sorte de Concerto pour violoncelle et orchestre, là aussi lié à sa révolte pacifiste. Il est étrange d'y entendre vers le début une prémonition de " Tout un monde lointain " de Dutilleux alors qu'on doute fortement que Dutilleux ait connu cette uvre. Dans la partition équivalente pour piano et orchestre, Phantasm, on s'aperçoit vite qu'il réalise un autre tour de force à la fois pour la construction et pour une atmosphère onirique exceptionnelle, la partition reflétant une sorte de cartographie des rêves nocturnes d'un très grand raffinement harmonique, réalisant ainsi une atmosphère d'étrange apesanteur ; surviennent par contraste quelques épisodes cauchemardesques, presque pompeux, évoquant les mouvements de foules d'un péplum sur l'empire romain. Une autre grande réussite, en musique de chambre, se trouve dans le grand et virtuose Trio de 1929 en quatre mouvements, très mystérieux, mais dont les motifs s'incrustent dans le souvenir de façon obsessionnelle, avec des strates de plus en plus profondes se révélant là encore à chaque nouvelle écoute. Toute la partition montre une écriture très personnelle, et même aventureuse en ce qui concerne les alliages de timbres du second mouvement pour les registres aigus, et seul le Final peut parfois évoquer le Trio de Ravel ou certaines pièces de Szymanowski. La tardive Sonate pour violon et piano, très concise contrairement au Trio, semble retourner vers un quasi post-romantisme, mais certaines sections proposent des combinaisons de timbres entre les deux instruments tout à fait inouïes et magiques. Une réussite absolue est la petite pièce pour orchestre de dix minutes There is a Willow Grows aslant a Brook [" il y a un saule couché en travers d'un ruisseau "] (1927), lamentation funèbre sur l'Ophélie de Shakespeare. Enter Spring de 1927 est également une rapsodie orchestrale d'une grande réussite. Dans les dernières années Bridge, continuellement attaqué de toutes parts, semble décider à faire un pas encore plus radical vers une plus grande spécificité esthétique et une ambitieuse recherche dans ses 3ème (1926) et surtout 4ème quatuors (1937) qui sont sûrement ce qui le rapproche le plus de la seconde Ecole de Vienne des années expressionnistes datant de la Première Guerre Mondiale. On ne saura jamais comment il aurait pu approfondir ce tournant car il meurt (dans son sommeil!) au tout début de 1941, laissant deux dernières pièces pour orchestres énigmatiques, Rebus et un Allegro pour orchestre à cordes inachevé. Enigmatique aussi par le retour en arrière vers une esthétique beaucoup plus consensuelle même s'il s'agit de très jolies pièces. On pourrait dire que Bridge est le curieux exemple d'un compositeur qui se considérait et que l'on a considéré comme beaucoup plus 'moderniste' qu'il ne l'était réellement (ce qui du reste n'a guère d'importance au regard de l'exceptionnelle qualité de son héritage). Un peu l'inverse toutefois d'un Enesco qui se voulait très conservateur, mais qui en réalité a produit des uvres à la fois très prophétiques de la musique à venir de la fin du 20ème siècle, et d'une originalité jamais démentie. Il est dommage que Bridge ne reste pour l'instant dans la mémoire que lié à Britten (qui en mainte occasion joua sa musique), mais il est bien vrai que ce lien fut extrêmement fort : Bridge n'a pas seulement été le maître du jeune Britten, mais lui servit de père adoptif (il y avait chez les Bridge, restés sans enfants, toujours une chambre pour Britten), avant d'être un père spirituel (quand Britten partit aux U.S.A. avant la Seconde Guerre Mondiale il lui offrit même son alto ). |